Étude décroissante pour boîte à musique : 432 représentations symboliques d’arbres sur 3990 m2, autour du C. R. 8, à quelques mètres de l’autoroute A85
(source : projet d’exécution Autoroute A85 Tours-Vierzon_section Saint-Romain-sur-Cher/Villefranche-sur-Cher)
Decreasing study for music box: 432 symbolic representations of tree on 3990 m2. Around CR 8, a few meters from the A85 motorway (source : A85 motorway construction project Tours-Vierzon_section Saint-Romain-sur-Cher/Villefranche-sur-Cher)
Carte de projet d’exécution d’autoroute trouée, boîte à musique, 432 représentations symboliques d’arbres. Dimensions variables. Mars 2020.
Les feuillus.
C’est le nom générique que l’on donne à la végétation du terrain qu’on se prépare à transformer profondément, auquel correspond un signe pour faciliter la lecture d’une carte. Ici un O. parfaitement rond, vide, nul.
Pourtant je suis surpris en trouvant cette carte de projet d’exécution pour l’autoroute A85 (confiée par un ingénieur) de voir avec quel soin lesdits feuillus sont représentés. Sur une carte à l’échelle 1/1000, la taille des représentations varie, leur espacement semble correspondre à des distances réelles. Je m’imagine alors cet espace boisé agréable traversé par le CR8. Et je vois et j’entends ces mêmes feuillus qu’on va remettre au rebut pour faire passer une autoroute.
Je pense à J.G. Ballard, à Crash. L’autoroute est comme la voiture : le symbole d’une société qui s’est imaginée comme moderne. Elle est aujourd’hui le symptôme d’un capitalisme en bout de course que l’actualité (la libre circulation d’un virus) rend cuisant. Alors je troue la carte. En respectant chacun de ces feuillus. Je troue le papier fait de la même fibre, incrustant une absence pour en révéler paradoxalement leur présence. Le papier sera ensuite utilisé comme papier à musique pour une boîte à musique. Je calcule chacun de mes gestes comme une énergie minimum. Pas plus. J'économise.
Petite symphonie de poche qui me rappelle toutes les expériences musicales nomades que je réalisais sur le terrain, respectant le milieu qui les voyait naître, en sifflant, en claquant des doigts, en tapotant sur la petite boîte métallique qui conserve précieusement les bonbons de réglisse que j’affectionne.
Mon travail prend les allures d’une esthétique idiote, ou d’une esthétique de l’idiotie.
« L’idiot, au sens grec, est celui qui ne parle pas la langue grecque, et qui est ainsi séparé de la communauté civilisée. On retrouve ce sens avec le mot “idiome”, un langage quasi-privé, qui exclut donc d’une communication régie par la transparence et l’anonymisation, c’est-à-dire l’interchangeabilité des locuteurs. Mais l’idiot de Deleuze, qu’il emprunte à Dostoïevski pour en faire un personnage conceptuel, est celui qui toujours ralentit les autres, celui qui résiste à la manière dont la situation est présentée, dont les urgences mobilisent la pensée ou l’action. » Isabelle Stengers, LA PROPOSITION COSMOPOLITIQUE, in Jacques Lolive et Olivier Soubeyran, L’émergence des cosmopolitiques, La Découverte |Recherches, 2007 : pages 45 à 68
Mes bricolages décontractés sont idiots. Les branchements fautifs, que je pratique sans vergogne, sont au-delà du langage. Sans nul doute « au soir de l’écriture » (Malabou).
Mais ils remettent les signes en chantier. Ils remettent en cause ce qui se maintient. Ils trouent la doxa. Ils sont des propositions cosmopolitiques à chaque fois parce qu'ils construisent perpétuellement notre oikos.
À la lumière de Simondon (1969), la formation de choses (« individuation ») est un processus de morphogénèse. La forme y est émergente et non pas déterminée et imposée à l’avance. Ce rapport statique « matière-forme » sera substitué par un rapport dynamique « matériau-force » par Deleuze et Guattari dans le traité de nomadologie (1980).
« Le rapport essentiel n’est plus matières-formes (ou substances-attributs) ; mais il n’est pas davantage dans le développement continu de la forme et la variation continue de la matière. Il se présente ici comme un rapport direct matériau-forces. (DELEUZE GUATTARI, Mille plateaux, 1980 : 422-423) »
Et, à la manière de DJ Kool Herc (l’inventeur du scratch) confronté à son matériau, en mouvement, en flux, en variation, une « matière-flux » dévidée par les platines ne peut être que suivie. Le bricoleur décontracté est alors celui
« qui est déterminé à suivre un flux de matière, un phylum machinique. C’est l’itinérant, l’ambulant. Suivre le flux de matière, c’est itinérer, c’est ambuler. (Ibid.: 509) »
Le bricoleur décontracté de notre atelier du cordonnier est nomade, il se déplace avec le matériau, sa chorégraphie épouse les flux de la matière qu’il module dans le même moment. Il le suit comme le chasseur
« qui suit une piste », et qui « doit demeurer attentif à tous les signaux visuels et autres indices sensoriels qui se présentent à lui dans un environnement qui change en permanence, et il doit adapter son itinéraire en conséquence. (INGOLD 2013 : 226) »
Pour autant, notre bricoleur décontracté n’est pas chez lui partout supposant une ville-monde commune et unique. Notre bricoleur pense et fabrique en même temps les conditions d’habitation du lieu où il se trouve, accueillant l’hétérogène et l’altérité, sans condition. Son nomadisme qui se pratique sur le seuil renverse les polarités, dont les enjeux sont nécessairement cosmopolitiques :
« La science royale n’est pas séparable d’un modèle “hylémorphique”, qui implique à la fois une forme organisatrice pour la matière, et une matière séparée pour la forme ; on a souvent montré comment ce schéma dérivait moins de la technique ou de la vie que d’une société divisée en gouvernant-gouvernés, puis intellectuels-manuels. (DELEUZE GUATTARI , Ibid.: 457) »
La remise en question du modèle hylémorphique était aussi une façon d’organiser la société, et la pratique plastique du sonore et du musical compte bien éprouver toutes les modalités de penser un autre monde sensible possible.
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